Non mais c’est sérieux ? Il y a vraiment un article qui explique le mot “ligne” en musique ???
Absolument ! Je persiste et signe : le vocabulaire, ça n’a l’air de rien, mais en manquer, ça peut nous faire échouer sur des choses qu’on saurait pourtant faire ! Et le mot “ligne” (“ligne musicale” bien-entendu !!) fait définitivement partie de ce vocabulaire un peu flou que tous les musiciens utilisent pourtant comme un mot de base…
Alors ? Allons-y voir d’un peu plus près 😉
I – Ligne(s) et musique
Une ligne ? en musique ???
Oui, c’est en effet un mot que tu vas souvent entendre dans les commentaires que font les musiciens sur une oeuvre… et pourtant ! On s’est mis à l’utiliser (il y a longtemps quand même) sans jamais avoir pris le temps de complètement l’expliquer. Par exemple tu ne le trouveras nulle part dans les dictionnaires “classiques” sur la musique !
Heureusement, c’était parfait pour un nouvel épisode du #DicoAudio ! 😜
Commençons donc par le commencement :
1 – Une ligne, des lignes… en vrai dans la vie…
Une ligne, en vrai tu sais très bien ce que c’est ! Tu en vois tout le temps et tu en dessines souvent.
Par exemple pour souligner un titre, tracer une route, faire les plans d’une maison
> on utilise des lignes droites,
.. et pour
dessiner la mer
écrire les lettres de l’alphabet,
construire une piste d’athlétisme,
> on utilise des lignes courbes,
.. mais on rencontre aussi des lignes tarabiscotées, épurées, épaisses, en pointillés, etc…
Dans tous les cas, quand on parle de “ligne”, on parle de quelque chose qui se VOIT, et qui forme comme un chemin…
2 – Mais où sont donc les lignes en musique ???
Oui mais… alors en musique ? Une ligne ?? c’est à dire un DESSIN que je peux VOIR et qui trace comme un chemin ???
C’est sûr, quand on pense “musique”, on pense aux sons, donc aux oreilles ! Sauf que… tu oublies la partition !
Chez nous, en Occident, on s’est mis à écrire la musique il y a déjà très TRÈS longtemps ! Et cette façon de transformer des SONS (à écouter) en DESSINS (à voir sur du papier) a été une activité très TRÈS importante pour tous les musiciens…
Alors une “ligne” en musique ? C’est lié aux motifs qu’on trouve sur les partitions :
Ah oui ! Effectivement, on en voit plein des lignes, là…
Heu… oui, tu as raison, ces lignes droites que tu vois là, on les repère tout de suite très facilement… MAIS quand on parle de “ligne musicale”, le plus souvent, ce n’est pas de ça dont il s’agit. Car ce que tu vois là, ce sont des “lignes de portée” .
Les lignes de portée servent de repères pour écrire les notes. C’est un outil super utile et vraiment important pour noter la musique, mais côté artistique, sensibilité ou expressivité… zéro ! ça ne sert à rien, ça n’a aucun intérêt “musical”. (C’est d’ailleurs pour ça que, à part pour préciser la place d’une note à écrire, on n’en parle jamais de ces lignes-là.)
En revanche, si tu regardes la partition avec un peu de distance, comme un simple dessin… tu ne trouves pas que la ribambelle de notes qui se suivent les unes après les autres donnent l’impression de faire un chemin ?
Ça se voit déjà sur les anciennes partitions du Moyen Âge et de la Renaissance…
Et est-ce que tu remarques que, pour le coup, ces chemins de notes n’ont pas toujours la même tête selon les partitions ? Que ces “lignes” changent en fonction de la musique qu’elles traduisent ?
Ah ah ! et ça, par contre, c’est quelque chose d’intéressant parce que si ces lignes-là reflètent les variations de la musique dans leur dessin, cela veut dire que côté artistique, sensibilité ou expressivité… bingo ! elles nous disent bien quelque chose de la musique, ça vaut le coup d’en parler !
3 – L’histoire d’un mot de dessin qui devient un mot de musicien !
Imagine un peu ce qui s’est passé : le musicien prenant l’habitude de toujours écrire et écrire encore la musique, peu à peu, pour lui, ENTENDRE les notes ou VOIR le dessin-partition, ça devient la même chose ! À force de faire l’aller-retour entre les sons dans ses oreilles et l’écrit dans ses yeux, les deux deviennent interchangeables :
il n’a plus besoin d’entendre “pour de vrai” ce qu’il peut lire sur le papier (car juste à regarder le dessin-partition, il peut tout de suite entendre dans sa tête ce que ça va donner…)
et à l’inverse, il n’a plus besoin de voir, “en vrai”, la partition de ce qu’il écoute pour imaginer à quoi ressemble la “ligne de notes” sur le papier (ça s’affiche automatiquement dans sa tête, comme sur une feuille imaginaire…).
Finalement, pas étonnant que les musiciens se soient mis à utiliser le mot du dessin (“ligne”) comme si c’était l’équivalent des mots de musique (“partie”, “mélodie”, …)
Donc résumons :
quand on veut parler de la “partie vocale” (ce que chante la voix), on peut aussi bien parler de la “ligne vocale”,
ou si on veut parler de la “mélodie”, on peut aussi bien parler de la “ligne”…
Oui, oui, pour l’idée générale, c’est tout à fait ça !
> Dans cet enregistrement (3e mvt de la 5e symphonie de Beethoven), la caméra et la prise de son mettent en avant la ligne de contrebasse…
II – On invite quelques subtilités…
1 – La couleur des synonymes
Et pourtant : attention ! … est-ce à dire que le mot “ligne” est devenu un simple synonyme de “mélodie”, ou de “partie” ?
Et non justement !!! Pas complètement…
Le truc, c’est qu’en musique, c’est comme partout ailleurs : quand on a plusieurs mots, même s’ils veulent dire quelque chose de presque pareil, il y a des subtilités pour chacun d’eux. Pense par exemple à la différence entre “repas” et “déjeuner”, ou entre “nuit” et “sombre”, pense à la nuance qu’on exprime si on choisit de dire “activité” au lieu de “loisir”…
2 – Ligne, partie, ou mélodie ?
Alors dans notre cas…
Quand on parle de “ligne” (comme dans “ligne vocale”), on sous-entend qu’on parle d’UN chemin et un seul : une même suite de notes… alors que quand on parle de “partie” (comme dans “partie vocale”), si on ne connait pas le morceau, on peut avoir un doute : est-ce que la “partie” contient une seule “ligne”, ou plusieurs ?
Exemple :
à l’écoute de ce Confutatis, extrait du Requiem de Mozart qu’il a composé en 1791 … (écoutez avant de lire ce qu’on pourrait en dire !!)
On pourrait dire :
> Dans cette pièce, il y a une alternance de caractères entre la partie vocale des hommes et la partie vocale des femmes : alors que la ligne des basses semble s’entrechoquer avec la ligne des ténors, au contraire la ligne de soprano et la ligne d’alto se mêlent avec tant d’harmonie qu’on a subitement l’impression de flotter au dessus de l’orchestre”.
Ici, grâce à l’utilisation de ces deux mots différents, on comprend que la “partie vocale des hommes” est composée de deux lignes : celle des basses et celle des ténors.
De même, contrairement au mot originel de “mélodie”, quand on parle de “ligne”, puisqu’on ne fait qu’évoquer le dessin d’une suite de notes, on NE sous-entend PAS que le chemin en question est forcément “mélodieux”, qu’il a une qualité “mélodique” (c’est à dire, en gros, qu’on aurait envie de la chanter)…
Exemple :
à l’écoute du Klavierstück numéro 11 que Stockhausen (Karlheinz de son petit nom) a composé en 1956 … (écoutez avant de lire ce qu’on pourrait en dire !!)
On pourrait dire :
> À l’écoute des compositeurs influencés par le sérialisme (une façon de penser les règles de la musique), la grande majorité du public se sent déstabilisé par une ligne qui semble chaotique, sans cohérence. Pourtant, les règles de structures sont au contraire très précises… c’est juste que dans la musique sérielle, l’idée est de délivrer la mélodie des lois harmoniques (ce qui, concrètement, correspond à ce que vous trouvez beau et vous faire dire “c’est harmonieux” !).
Ici, grâce à l’utilisation de ces deux mots différents, on comprend que même si la “ligne” répond à une recherche esthétique (une forme de beauté si on peut dire), le résultat sonore ne correspond pas à nos habitudes et à nos facilités d’écoute (mélodie).
III – Surprises de l’évolution..
Maintenant, je ne peux pas vous laisser partir sans vous parler d’une pratique que je trouve incroyable, fascinante, étonnante, rigolote…
J’ai dit plus haut que finalement, le dessin que forme l’écriture des notes était devenu, avec la pratique, quelque chose de si connu, si maîtrisé, qu’à un moment l’écrit est devenu aussi “réel” que la musique elle-même. Mais imagine un peu que cela a atteint un tel point que le dessin de la partition est parfois devenu la source d’inspiration musicale elle-même… !
Je m’explique :
normalement, le compositeur a D’ABORD une musique dans la tête, et ENSUITE il l’écrit et constate le motif que cela fait sur le papier. Mais là, à diverses occasions, c’est (en partie) le contraire qui se passe ! Le musicien utilise D’ABORD le dessin comme s’il dessinait une peinture de ce qu’il veut raconter, et ENSUITE il constate la musique que ça a créé.
Tu vas encore mieux comprendre avec les exemples suivants :
1 – Le grand Johann Sebastian BACH
Le grand compositeur J.S. Bach (peut-être considéré comme LE plus important de TOUTE l’histoire de la musique) était maître de chapelle dans une église luthérienne en Allemagne dans la première moitié du XVIIIe siècle. Son boulot : écrire des messes, des chorals, tout ce qu’il faut pour que les fidèles puissent élever leur âme vers le Seigneur.
Et bien devine l’une de ses astuces pour mettre un peu plus de Jesus-Christ dans la musique (même s’il est sûrement difficile à un non-musicien de s’en rendre compte) : il dessine (avec une suite de notes) une croix sur la partition (en référence à la croix de Jésus)… et hop ! Il prend le résultat pour modeler son motif mélodique… !
> à ces moments, cela parait fou, mais le symbole visuel impose ses contraintes au choix musical !
Mettre à 1h 7’04’‘(BWV 684)
À part les deux “croix” du départ, verrez-vous celles qui se cachent en cours de route, plus loin dans le morceau ?
Cette pratique faisait, en réalité, partie d’une recherche musicale plus générale qu’on a appelée le « figuralisme » : l’art d’évoquer musicalement une idée, une action, un sentiment, une situation.
Tu te doutes qu’avec juste de la musique… ce n’est pas hyper simple de transmettre à l’auditeur « une idée » (!!?), ou « une situation » (!!?). Sans support visuel comme en peinture, sans mots comme en littérature… comme le dit Victor Cherbuliez « la musique a cet avantage que chacun l’interprète à sa façon, chacun peut s’imaginer qu’elle lui raconte sa propre histoire ». Enfin… sauf que l’avantage se transforme en sacré inconvénient si, comme ici, on voulait que l’auditeur ne s’invente pas une histoire à lui, mais comprenne bien celle que le compositeur veut lui transmettre !
Voilà pourquoi, quand les musiciens avaient envie de rentrer dans cette façon « imagée » d’utiliser la musique, ils ont cherché des équivalences symboliques entre notre monde, nos sensations, nos émotions et… les sons, les contours des lignes (visuelles ou auditives), avec leurs diverses hauteurs de notes et leur variété de rythmes.
Et… et pour boucler la boucle, je finirai par te faire remarquer que bon, les symboles, c’est bien beau, mais si on ne les connait pas à l’avance, ce n’est pas super clair à décoder non plus… ! Mais enfin, bien entendu, la composition ne repose jamais uniquement et seulement sur ce principe : le plus souvent, c’est une façon de faire ponctuelle… !
2 – L’incontournable Ludwig van Beethoven
Alors… alors prenons L. van Beethoven, encore un véritable monument parmi les compositeurs de musique savante !
Lui aussi allemand, il compose surtout pendant le 1er tiers du XIXe siècle. Et voilà que, dans sa symphonie numéro 6 (qu’il appelle « Pastorale »), il veut décrire toutes les incroyables sensations qui le submergent quand il est dans sa campagne chérie… (on est bien dans la musique figurative !) : le ruisseau, les oiseaux, un bal populaire… et à un moment, un orage ! violent, avec coups de tonnerre et pluie battante.
Bon, faire comprendre qu’on pense à un oiseau, ce n’est pas trop compliqué, on n’a qu’à imiter son chant avec un instrument au milieu de l’orchestre.
Faire comprendre qu’on est à un bal, ce n’est pas trop dur non plus, on imite le genre de danse-musette qu’on y entend.
Mais l’eau ? la pluie ?? Devine… est-ce un hasard ? les notes qui illustrent les gouttes qui tombent font visuellement plusieurs lignes de petits points qui descendent !!!
Est-ce que si je ne te l’avais pas dit, tu aurais « entendu » la pluie à l’écoute de sa musique ?
Est-ce que si je ne te l’avais pas dit tu aurais « vu » la pluie qui dégouline sur la partition ?
> L’orage commence à 28’14
3 – Des partitions graphiques pour de nouvelles exigences musicales
Le rapport écrit – son est tellement fascinant qu’au XXe siècle, quand on cherche des façons nouvelles de faire de la musique, certains compositeurs s’appuient justement uniquement sur l’interprétation visuelle qu’on peut faire d’une « partition dessin ». Regarde un peu :
Image extraite du site : http://paris.czechcentres.cz/nouvelles/la-partition-graphique-tcheque-et-slovaque/
> n’est-ce pas épatant de voir comment la représentation graphique peut à ce point influencer l’inspiration et la pratique musicale ?!
IV – Post Scriptum
Maintenant que tu as tout compris, sache quand même que, justement parce que ce mot n’est clairement défini nulle part, je t’ai donné ses utilisations les plus fréquentes. MAIS… certains musiciens vont considérer que le mot “ligne” sous-entend quelque chose de “continu” et qu’on ne peut donc pas l’appliquer à une suite de notes qui ne serait pas un minimum mélodique…
Bon… te voilà prévenu.
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