Une question de tonalité

25 juillet 2023 2 Par Sophie M.

Le mystère du "Do # mineur"

« Do dièse mineur », ça sonne bien, non ? Je veux dire : c’est beau comme association de mots. « Do dièse mineur » : ça en jette, c’est la classe, ça sonne comme une formule magique, vous ne trouvez pas ? On en trouve un peu partout, en plus, des formules dans ce goût-là : la Messe « en Si » de Bach, la Fantaisie « en ut mineur » de Mozart, l’Adagio « en sol » d’Albinoni, etc, etc… 

La grande majorité des amateurs accepte ces titres tels quels, même si, dans un coin de leur tête, ils se demandent quand même ce que ça pourrait bien vouloir dire.

Ceux qui ont déjà quelques connaissances ont parfois plus ou moins compris que ça a à voir avec des questions de dièses et de bémols, ou ont entendu parler de « tonalité » mais, globalement, peu des apprentis musiciens ont une idée claire et utile de cette affaire, et c’est bien ce que je vous propose de régler avec vous aujourd’hui… parce que c’est super intéressant bien sûr !

Pour comprendre de quoi il retourne, nous allons certes commencer par parler un peu de tonalité, mais il faudra aussi faire une pause-explication sur les gammes avant de pouvoir revenir à notre fameux « Do# mineur ». Logique : la musique étant un grand puzzle, certaines pièces ne peuvent s’appréhender correctement qu’à l’aide de notions complémentaires. 

Tonalité versus Modalité… ou même Atonalité! 

La tonalité, c’est peut-être un mot qui vous semble étranger mais, en réalité, c’est quelque chose que, dans les faits, vous connaissez très bien ! Car si vous avez grandi en « Occident », que vous le vouliez ou non, vous en êtes imprégnés. Oui oui, même si vous ne le savez pas, même si ça n’est pas conscient, dans la mesure où vous baignez dedans depuis votre naissance, je vous garantis qu’une musique NON tonale, ça vous saute aux oreilles et même parfois comme quelque chose de « bien bizarre ».

> Vous voulez tester ?

Lesquelles de ces musiques trouvez-vous les plus « normales », les plus « habituelles » ? (Attention, je n’ai pas dit « lesquelles préférez-vous ? » !)

1.

2.

3.

4.

5.

  • La 1ère et la 3e sont écrites dans le système tonal : c’est ce à quoi, malgré vous, vous êtes habitués.
  • La 2d et la 4e utilisent le système modal (en réalité, deux systèmes modaux différents) : c’est beau, c’est coloré, mais c’est « original » aussi… c’est moins habituel !

  • La 5e est carrément atonale… et, disons-le, ça sonne “très étrange” !

Et pourtant, dans tous ces exemples, ce ne sont que « des sons », des notes qui s’enchainent les unes aux autres… alors où est la différence ? Comment, à partir de hauteurs similaires, on arrive à créer une différence ?

Il y a deux raisons, intriquées l’une dans l’autre, qui se conjuguent.

Les règles implicites qui organisent les mélodies tonales

Créer une différence, c’est d’abord une question de « système », de règles qui organisent la façon dont les notes peuvent (doivent), ou ne peuvent pas, s’enchainer.

Je m’explique : dans le système tonal par exemple, les notes n’ont pas toutes la même importance, elles sont « hiérarchisées » ! Ça veut dire que dans le système tonal, on a une note si « forte » qu’elle attire toutes les autres à elle : c’est elle qui donne la sensation d’un « c’est fini », d’un repos, d’une stabilité, celle à laquelle on retourne toujours quel que soit le voyage mélodique qu’on a pu faire ! 

> On l’appelle la « tonique » (et remarquez la logique du vocabulaire, la « tonique » donne le nom de la « tonalité » !). Vous imaginez bien qu’elle crée une contrainte incroyable dans nos mélodies (elle impose des tournures de phrases) puisque tout part d’elle ou revient à elle !

Mais ce n’est pas tout ! De même qu’un aimant a deux polarités opposées, quand on est dans le système tonal, on a encore une autre note essentielle qui vient s’opposer à la tonique, créer du mouvement, de la tension… une note qui crée le déséquilibre, suscite la suspension et rend nécessaire la résolution, le retour à la tonique. 

> On l’appelle la « dominante » (un mot qui rejoint l’image d’un point culminant d’où on doit redescendre). Elle aussi contribue terriblement à forger l’allure de toutes nos mélodies puisque c’est en passant par elle qu’on peut déclencher ce qu’on recherche en musique tonale : des sensations d’attirance, d’attraction.

Et toutes les autres notes ? 

En exagérant à peine, elles semblent n’être que des façons d’arriver sur l’une ou l’autre de ces deux polarités !

> Testez votre imprégnation tonale !   🙂

Vous n’êtes pas sûrs de voir de quoi je parle ?  Chacun de ces extraits appartient à la grande famille des musiques qui s’inscrivent dans une TONALITÉ. Écoutez-les et pour chacun d’eux, posez-vous la question : est-ce que le morceau pourrait se finir ici ou est-ce qu’on attend une petite mélodie complémentaire qui donnerait plus l’impression d’un achèvement, d’un aboutissement, d’une terminaison ? (N’hésitez pas à écouter plusieurs fois le même extrait !)

Attention : évidemment, je n’ai pris que la première phrase de ces chansons, donc on sait bien qu’il y a encore quelque chose derrière ! La question, c’est “est-ce que je pourrais m’arrêter là et faire croire que c’est normal ?”

1.

2.

3.

4.

Quand vous vous dites « ah oui, là on entend un « c’est fini » » (exemples 1 et 2), ce que vous entendez, c’est une TONIQUE, la note fondamentale de la tonalité ! 

Et tout le reste du temps, quand vous vous dites « ah non, là quand même, ce serait bizarre de s’arrêter là » (exemples 3 et 4), ce que vous entendez, c’est une dominante (ou une de ses notes copines), polarité opposée de la tonique.

Et oui, c’est comme ça la tonalité : ça donne la sensation que la musique VA QUELQUE PART, et tant qu’on n’y est pas encore… on ne peut pas s’arrêter, on sent bien qu’il va encore se passer quelque chose !

Et si ce n’est pas tonal…

Mais soyons clairs ! Si ce système nous parait « naturel » et évident parce qu’on y est habitué et qu’on en a intégré toutes les nuances, il n’a pourtant rien d’universel ! 

La preuve, dans beaucoup de pays du monde, ou même en Occident avant le XVIIe siècle, on est dans une musique qu’on appelle MODALE. C’est à dire que même si on retrouve une note qui dit « c’est fini », la sensation est beaucoup moins impérieuse : elle ne hiérarchise pas les notes de musique avec autant de force ! Dans le système modal, certes, on trouve une « finale », mais celle-ci n’est pas favorisée comme seule et unique note attractive : les autres y trouvent donc une place beaucoup plus égalitaire.

Et c’est sans parler du XXe siècle qui va encore plus loin dans cette question de NON-hiérarchie des notes entre elles (tout l’inverse de la musique tonale donc) avec la musique ATONALE : dans cette musique-là, on met un point d’honneur à créer une égalité absolue pour chaque note. Alors évidemment, dans ce système-là, impossible de trouver la moindre note qui donnerait une sensation de « c’est fini » : on peut commencer sur celle qu’on veut, et finir sur celle qu’on veut aussi ! On fait même attention de ne pas en répéter une plus que l’autre pour éviter de donner l’impression d’une note plus importante que les autres, c’est dire !

Une question d’échelle de notes : les gammes.

Maintenant, si cette attirance tonique – dominante est le principe essentiel de la tonalité, il ne faudrait pas oublier que ce sytème ne peut prendre place qu’à la condition sine qua non qu’il vienne se greffer, se conjuguer à un certain type « d’échelle » de notes. Je m’explique.

Quand il s’agit d’écrire notre langue française, il est très simple de comprendre que tous les mots, toutes les phrases que nous créons peuvent être décomposées, réduites à un nombre limité de lettres (26… ce n’est pas tant que ça !) et qu’à elles toutes, rangées dans l’ordre, ces lettres forment NOTRE alphabet, notre réservoir des possibles. 

C’est à dire aussi qu’à l’inverse, si on veut apprendre à parler slave ou hindi, on commence généralement par apprendre l’alphabet correspondant afin de voir, comprendre, apprendre ce qu’il y a dans cette nouvelle réserve là, différente… dans laquelle nous allons puiser ce qu’on veut, autant qu’on veut, dans l’ordre qu’on veut pour construire des mots, des phrases, un discours dans cette AUTRE langue, cet autre système.

Dans la musique, ce n’est pas très différent !

Si on décompose les mélodies tonales de Frère Jacques, Cadet Roussel ou La Marseillaise (parmi des milliers d’autres), ou si on réduit les musiques tonales de la Sonate au Clair de Lune de Beethoven, This Little Babe de Britten ou la chanson traditionnelle russe Le Long de la Volga (parmi des milliers d’autres) à un seul exemplaire de chaque hauteur, on se retrouve avec un nombre très limité de notes : seulement 7 !

Et si, en prime, on range ces quelques notes du plus grave au plus aigu (en commençant pas la tonique, n’est-ce pas !), on se rend compte qu’en plus, on ne tombe, à chaque fois, que sur deux types d’« alphabets musicaux ». Un premier alphabet musical qu’on appelle la « gamme Majeure », et un autre alphabet musical, très proche, qu’on appelle la « gamme mineure ».

Exemple : Frère Jacques et la gamme Majeure

Bien sûr on peut appliquer la même logique avec des mélodies modales, et là on tombe sur des « alphabets » beaucoup plus variés : une gamme à 5 notes seulement dans le mode pentatonique, une autre à 6 notes avec la gamme par tons, des gammes à 8 notes dans les modes de Messiaen, ou d’autres types de gammes à 7 notes (je vous explique ça juste après) dans les modes anciens.

Ok, ok ! Mais… gammes tonales ou gammes modales, on prend quelles notes exactement ? Un « do » ? Un « mi » ? Un « sol » ? 

Pourquoi avoir illustré ci-dessus la question des gammes avec des numéros, des places de notes par rapport à la tonique, et pas avec les traditionnels « do – mi – la – sol – fa » et compagnie ? 

Alors là, on touche à la vraie grosse différence fondamentale entre le français et la musique.

Autant un alphabet langagier s’appuie sur les lettres en tant que lettres, autant « l’alphabet musical » (les gammes) ne s’appuie PAS VRAIMENT sur les notes en tant que notes, MAIS PLUTÔT pour ce qu’elles disent de leurs RAPPORTS entre elles.

Eh oui ! Contrairement à ce que pensent M. et Mme Tout-le-Monde, ce qui est intéressant quand on dit que la musique fait « do – ré », c’est moins de connaitre le nom des notes que de comprendre le dessin que ça décrit.

> Dans mon exemple, « do – ré », ça explique avant toute chose que la musique fait un mouvement qui monte, et qui monte  précisément d’une petite marche (on peut même la mesurer, elle fait 1 ton*).

MAIS, en soi, ce mouvement qui monte d’une petite marche, je peux aussi le recréer

  • à partir d’un « sol »… si je le fais suivre d’un « la »,
  • à partir d’un « mi »… si je le fais suivre d’un « fa # »,
  • à partir d’un « si bémol »… si je le fais suivre d’un « do »,
  • etc, etc…

c’est à dire que je peux le recréer (avec l’aide des dièses et/ou des bémols) à partir de n’importe quelle note de mon choix !!!

Du coup, maintenant, si on reprend cette histoire de gammes majeures et de gammes mineures, ça veut dire que ce qui compte, c’est d’abord et prioritairement le dessin que forme l’enchainement des notes :

quand je dis « do – ré – mi – fa – sol – la – si – do », c’est un exemple (parmi tant d’autres) de gamme Majeure PARCE QUE cette suite de notes compose une suite de distances caractéristiques : 1 ton (entre do et ré) – 1 ton (entre ré et mi) – 1/2 ton (entre mi et fa) – 1 ton (entre fa et sol) – 1 ton (entre sol et la) – 1 ton (entre la et si) – 1/2 ton (entre si et do)*.

Mais ce type d’échelle, cette suite particulière et identifiée d’intervalles, on peut la reconstruire à partir de n’importe quelle autre note ! Il suffit, encore une fois,  de s’aider des dièses ou des bémols*.

N’hésitez pas à mettre la vidéo en ralenti pour avoir le temps de conscientiser le pourquoi de telle ou telle note !

Pour rappel, le dièse monte, il hausse la note d’un demi-ton : le “fa #” se trouve donc à mi chemin entre la note “fa” et la note “sol”.

Pour rappel, le bémol descend, il abaisse la note d’un demi-ton : le “sol b” se trouve donc à mi chemin, lui aussi, entre la note “fa” et la note “sol”.

Au final, ce que veut dire « Do # mineur » !

Alors… maintenant que vous avez toutes les pièces du puzzle, on n’a plus qu’à les assembler !

Ce morceau est en « Do dièse mineur » ?

Vous savez à présent que le mot « mineur » vous indique d’emblée deux choses importantes : 

  1. cette musique utilise « l’alphabet musical » mineur, c’est à dire une gamme dont on connait précisément la structure, dont la forme-dessin est caractéristique et immuable, et une fois que vous l’aurez dans l’oreille, vous saurez à l’avance à quoi vous attendre comme « univers ».
  2. dès qu’on parle « mineur » (ou « Majeur »), on sait aussi qu’on s’inscrit toujours dans le système de la tonalité, un système qui hiérarchise très fortement les notes entre elles avec, entre autres, une “note cheffe” particulièrement attractive et structurante : la tonique.

Maintenant, puisque le système tonal fonctionne à partir de n’importe quelle note, on doit quand même préciser laquelle on affecte au titre de « tonique » pour cette fois-ci, quelle hauteur on choisit en particulier, juste le temps de cette oeuvre, comme note structurelle de base. Ici, vous l’avez compris, ce sera le « do dièse » !

Ainsi, en croisant le nom de la tonique et la structure de la gamme, on peut reconstruire l’échelle des 7 notes dont on va se servir.

Pour le musicien, connaitre la note tonique et le type de gamme choisi permet de se préparer à l’univers dans lequel il rentre,

  • autant en terme « d’oreille » (un monde sonore qui définit les notes qui vont bien ensemble et celles qui vont sonner comme un cheveu sur la soupe !) 
  • qu’en terme de compréhension du morceau (quelle note joue quel rôle)
  • qu’en terme de « technique instrumentale » (chaque tonalité comprend plus ou moins de dièses ou de bémols et cela affecte le nombre et la place des touches noires qui remplacent les touches blanches sous les doigts d’un pianiste, le nombre et la position des pédales pour une harpe, pour prendre deux exemples parmi les plus évidents)

Pour le compositeur, choisir d’écrire avec une tonique en Fa plutôt qu’une tonique en Do peut revêtir deux formes d’importances différentes, malgré le fait que les deux puissent être pareillement en Majeur :

  • puisque la place de la tonique contraint la hauteur à laquelle il faut revenir, cela a un impact sur la tessiture utilisée (ça veut dire à quel point la mélodie va dans l’aigu ou pas), ce qui est particulièrement important pour de multiples raisons :
    • est-ce que le musicien va pouvoir « faire » les notes écrites (les chanteurs comme les instruments ne peuvent pas produire TOUTES les notes qui existent du grave à l’aigu à eux tous seuls) ?
    • est-ce que cela met en valeur la sonorité de l’instrument (même si une soprano peut chanter un do grave, ce n’est pas là que sa voix sera la plus belle) ?
    • est-ce que cela correspond à des notes pratiques à jouer (le corps humain doit s’adapter à l’instrument et certains enchainements de notes demandent des positions qui sont plus difficiles à réaliser que d’autres) ?
  • et dans un tout autre genre, à une certaine époque, on associait aussi chaque tonalité à des « affects » particuliers : par exemple, Mi bémol Majeur était associé au pathétique et au cruel alors que Ré Majeur était associé au joyeux et au guerrier (même si, évidemment, les compositeurs n’étaient pas toujours d’accord entre eux sur les affects à attribuer aux tonalités en question !).

Qu’en dites-vous ? Est-ce que ce n’est pas fou tout ce qu’il y a derrière ces simples mots : un nom de tonalité ?

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